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Reynald Alaguiry, sculpteur d'ombres et de Mémoire

 

Reynald Alaguiry est un artiste aussi discret qu'engagé dans la mise en évidence d'une autre Histoire, celle des travailleurs engagés, des dizaines de milliers d’individus importés  d'Inde, d'Asie ou d'Afrique sur l’île de la Réunion pour servir de main d'œuvre aux colons, après l'abolition de l'esclavage (entre 1848 et 1885). Cette Histoire se mêle à celle de sa  propre famille et devient son implication, son questionnement.

A travers ses clichés photographiques et ses installations, l''artiste fait renaître le passé de manière subtile. Jeux de lumières et d'ombres, apparition d'êtres symboliques comme des anges,  présentation de matières fragmentaires et résiduelles... Reynald Alaguiry investit des lieux de mémoire (Usine, Lazaret, Maison Familiale...) mais ne présente pas directement les êtres qui les ont habités. Il les invoque, joue avec leur présence différée, au sein d'une démarche intime, une implication de soi dans un processus de remémoration.

L'artiste joue avec la lumière et les matières, les fragments, les vestiges d'époques passées pour faire émerger un langage, celui du souvenir peut-être, du passé occulté qui resurgit quand on prend la peine de le capter.

 

Cette approche artistique est à la fois objective (lorsqu'il s'agit de photographier des lieux historiques) et subjective, par sa force d'invocation des êtres et des sentiments.

Reynald Alaguiry introduit aussi dans son œuvre, une dimension spirituelle, activée par son usage d'objets rituels et son maniement du feu, entre catholicisme et hindouisme (confessions au sein desquelles il a été élevé).

 

L'ombre de la Mémoire

Usine de la Mare, 2000

Reynald Alaguiry photographie des bâtiments qui lui sont chers et participent de son passé. Ils incarnent pour lui une mémoire historique, familiale et affective.

Comme l'Usine de la Mare, un des premiers champ d'expérimentation de l'artiste, chargé de mémoire collective (celle des travailleurs réunionnais) et individuelle (la vie de ses ancêtres et la mort de son père). Le site est composé de plusieurs bâtiments dont un moulin. Reynald Alaguiry les a exploré sous forme de photographies argentiques, en noir et blanc.

Une de ces photographies laisse apparaître l'espace d'un bâtiment désaffecté, qui se pose dans toute sa matérialité. Il se laisse infuser par les intrusions de la lumière et leur langage, celui de la mémoire, du sentiment, de l'absence devenue troublante.

Des ouvertures aveuglantes aux zones intermédiaires plus tamisées, jusqu'aux parties sombres, néantisées, le rapport à l'image peut être angoissant. Est-ce  la lumière ou l'ombre que l'artiste travaille ? La lumière semble être un curseur qui vient tailler dans l'épaisseur de l'ombre, la renforcer par contraste et la modeler.

Ce bâtiment de l'usine de La Mare est une toile déjà maculée de sens,  une obscurité dont l'artiste vient révéler les formes. Il gratte l'épaisseur du noir en employant les lueurs comme curseur. L'obscurité absorbe, nourrit  et dissimule. La lumière, ses fines raies ou ses touches plus épaisses, dévoile sans jamais venir à bout du sens.

Le jeu d'ombre et de lumière dessine une autre dimension dans l'espace du bâtiment désaffecté. Il sculpte le vide et fait apparaître la complexité du lieu : ses perforations, ses structures, ses espaces occultes. A droite, des ouvertures au plafond viennent confondre la nuit sombre qui se répand partout ailleurs. A gauche, une composition de clartés semble ouvrir sur le dehors : fumées, plafonds baignés de lumière, structures géométriques ou aplats plus anarchiques. L'on ne sait plus si l’on a affaire à des architectures humaines ou à des spectres. Les jeux de lumière amènent des surprises, l'apparition de formes qui interrogent, jouent avec le rationnel et l'imaginaire. A travers une déclinaison subtile d'intensités lumineuses,  aveuglantes ou légères,  épaisses ou fines, la photographie compose des arcs, des lignes. La lumière casse l'obscurité nous dit l'artiste. Elle la cisaille mais travaille aussi sa profondeur. Un effet d'éblouissement est parfois produit par les contrastes entre le clair et l'obscur. D'où l'impossibilité de distinguer des éléments précis et la nécessité d'imaginer, pour pallier les manques.

Les contrastes lumineux ont aussi un aspect métaphorique :

Anges, âmes des disparus, absence, vide, Néant...  Dans l'art contemporain, « les ombres et les reflets s'apparentent aux formes spectrales et aux mirages » explique Véronique Mauron,  dans son ouvrage Le signe incarné[1]). Ils matérialisent l'absence et diffèrent la présence.

Ainsi, l'espace devient habité, hanté. Il raconte des histoires oubliées : ici celles de structures mécaniques, de rouages produisant de la fumée, qui ont participé à la construction d'une société insulaire. L'usine sucrière de la Mare fut construite en 1854, dans la ville de Sainte-Marie, pour remplacer les petits moulins privés, et transformer la canne en sucre de manière plus industrielle.

 

Mais une autre Histoire, plus humaine, se manifeste, celle des hommes et des femmes assignés à des tâches physiques, tendus vers des rêves, effrayés par le destin. L'usine de la Mare a abrité, dans les années 1860, des engagés en majorité indiens qui ont travaillé et souffert. [2]

Ces hommes aujourd'hui absents, plongés dans l'obscurité  du temps, semblent résister à l'oubli par leur présence fantomatique. Des effets de volume et de creux sont induits par l'ombre et la lumière. L'espace est perçu comme amalgame d'expériences, de possibles, de résurgences, d'une infinie complexité.

 

Une sensation d'enfermement, d'emprisonnement, peut se faire jour.

Car au-delà des jeux d'ombres, l’échappement vers le dehors semble impossible.

Transe, amnésie, impasse sont signifiées par la luminosité aveuglante des portes et autres ouvertures, très présentes dans les photographies de Reynald Alaguiry.  Liberté impossible sauf dans une mort à soi-même sachant qu'à l'opposé, certaines ouvertures sont d'une obscurité très dense ?

 

Mais des envolées mystiques sont aussi promises, comme à travers le cliché de la cheminée de l'usine qui s'élève vers les nues et semble générer la clarté lunaire. Une photographie à la Becher, mais sans protocole prédéfini. [3]

Le bâtiment décide d'apparaître et de produire sa vision de l'Histoire.

Le bas du phare est épais et rond. Il capte le regard qui suit le mouvement d'un escalier circulaire, pour arriver au sommet du bâtiment, plus fin, dont la couleur claire se confond avec le spectre lunaire, et les bandes plus foncées, au sommet, épousent et épuisent le ciel noir.

Le bâtiment ainsi saisi apparaît dans tout son mystère, sa capacité à régénérer l'Histoire. Il devient force de révélation, dépassement peut-être, des affaires humaines qui ont contribué à son édification.

 

Ce jeu entre la clarté du ciel et la cheminée n'est pas anodin. L'Histoire dit le sens de l'être, traqué par l’artiste.

Le moulin participe de cette Histoire. Il en est le vestige et la présence continue, l'idée que le passé mord sur le présent et le modèle. Travailler sur ce rapport métaphysique à l'Histoire participe d'une construction de soi, selon l'artiste.

Les clichés de Reynald Alaguiry rendent visibles un ensemble de couches, de signes, redéfinis, interprétés par les  lumières et leurs touches de hasard, explorés comme matrice de soi.

 

L'ombre et la lumière sont un langage : le langage du passé qui  demeure sous le présent, et gronde dans les lieux  désaffectés qui l'ont abrité. Le passé, qu'il soit historique ou plus personnel, constitue l'être de manière implicite selon l'artiste. Il pourrait contenir un langage de soi.

 

 

Traces mnésiques

 

L'artiste se met en quête de traces historiques et mnésiques, de vestiges que la lumière exhume et que l'ombre met en forme. Il pose ses touches et déploie la musique des lieux, qui répond, sans doute, à la musique de sa mémoire.

Cette mémoire ne peut se manifester dans des lieux trop chargés, actuellement habités, où la lumière buterait sur des obstacles. Reynald Alaguiry préfère poser des environnements vides, des ruines qui ont contenu de la présence et la gardent encore en elles, sous forme de traces.

Ces environnements peuvent être les Lazarets, ensemble de sites de quarantaine érigés au XIXe siècle afin d’éviter la propagation d’épidémies sur des territoires accueillant des populations immigrantes (A La Réunion, les Lazarets abritèrent beaucoup d'engagés d'origine indienne, dont descend l'artiste).

 

La problématique de l'empreinte devient ici essentielle : cette empreinte du temps apparaît sous forme de traces sur les murs, de taches et de marques d'usure, dégradation physique des constructions qui se mêle à l'ombre.

L’artiste travaille aussi avec des matières résiduelles telles la suie ou la fumée, susceptibles de maculer les lieux de leur présence, tout en créant une empreinte, une marque ajoutée. Ces matières déposent dans les lieux, une couche de réalité nouvelle. Elles modifient les espaces pour les forcer à révéler ce qu'ils contiennent en eux. La nature de ces espaces n'est pas altérée. Ce sont les signes, les marques présents sur les surfaces qui sont accentués, voire redoublés. S'agit-il, comme le fait l'artiste italien Parmiggiani[4], d'accentuer l'ombre, de matérialiser l'oubli, de représenter le passage occultant du temps, en jouant avec des matières à la fois légères et occultantes ? En partie sans doute. De nouveaux signes s'ajoutent aux anciens pour créer le trouble et amener l'idée d'une autre dimension, au-delà des époques.

La fumée, dans sa blancheur et sa légèreté est une autre matière employée par l'artiste. Elle s'ajoute aux jeux de lumière. Blanche, constituée de volutes de camphre par exemple,  elle intervient dans le lieu pour amener une touche lumineuse, légère, dansante. Elle permet à l'artiste de s'impliquer davantage, par son imaginaire, pour forcer peut-être le passé à accoucher du présent. Ou tout simplement réparer une blessure intime, en s'appropriant la mémoire des lieux et en la décorant, comme pour l'alléger. La légèreté des volutes de fumée peut symboliser, comme l'a expliqué le plasticien « pyronaute » Christian Jacquard, la faiblesse de la mémoire[5].

Le rapport au passé et à soi ne se joue pas forcément sur le mode de la perte. La réparation est possible. Ici, cette réparation est amenée par la poésie et la légèreté de nuages blancs, les bâtons d'encens qui dans le Noir, laissent s'échapper de douces volutes ascendantes[6]. Le rapport au lieu en devient mystique.

Entre l'abstrait et le figuratif, l'artiste semble parfois hésiter

Dans certains de ces clichés[7], des figures angéliques matérialisées répondent aux jeux de lumière et leur offrent une issue.

L'ange-Christ dans une église vide, dans une demeure vide, dans l'encadrement d'une fenêtre : son ombre sur le sol bétonné répond à la tension générée par l'ombre et la lumière, le vide et le plein, au besoin de voir advenir du sens, une figure reconnaissable.

L'ange représentation du malade mental photographié dans un asile. On le dirait en plein état de grâce, médiateur entre deux pans de réalités, le réel et l'informe. Il baigne dans les vibrations lumineuses et les raies d'ombre et conserve son mystère, son immatérialité.

Dans un autre cliché, une silhouette humaine apparaît sur un mur et dérange. Elle donne l'impression que du flottement et de l'évocation surgit du concret, de vraies histoires et de vrais gens. La Mémoire nous assigne et l'artiste en est responsable.

L'on peut aussi observer dans certaines images de Reynald Alaguiry, des  pieds et des mains lumineux, photogrammes qui émergent de la matière absorbante de l'obscurité.[8]

Le traitement du corps humain, est-il analogue à celui des bâtiments ?

Le corps a lui aussi, dans son jeu avec le clair et l'obscur, la capacité à s'abstraire des schèmes connus et de dire l'étrangeté de sa présence au monde et de son histoire.

La photographie devient le passage entre passé et présent, fantasme et réalité, monde matériel et au-delà.

 

De la clarté à la chaleur des teintes

 

Outre le corps et ses éléments, l'artiste photographie et produit sous forme d'installations, des objets du souvenir : photographies de fragments de la maison familiale, de portraits des proches disparus, de morceaux de pierres disloquées, le tout enrobé d'une teinte plus chaude, jaune-orangée, celle du feu ou du safran.[9]

S'agit-il d'un jeu de lumières et d'ombres plus engagé dans la matière et la couleur du présent, moins évanescent, plus tangible ? De l'abstrait au concret, du passé fantasmé à la persistance de ses éléments dans le présent, on passe progressivement.

L’artiste joue avec la lumière mais aussi avec le feu, comme matière qui brûle, endommage et salit les espaces, après avoir chatoyé. Phénomène qui échappe à son auteur dans les effets qu'il produit, le feu crée l'inattendu. Ni vraiment passé, ni vraiment présent : il est cet entre-deux qui provoque et symbolise, détruit et recrée. Il ménage des espaces où le temps n'a plus de sens, où tout disparaît pour renaître sous une forme altérée. La succession des époques et des modifications qu'elle engendre sur la matière, est comme accélérée par la combustion.

 

Le feu destructeur produit des traces mnésiques, la suie du passé qui colle au corps et ses couches épaisses qui peuvent provoquer l'amnésie. Plus actif que la lumière dont il est une variation, il représente cette capacité d'intervenir sur ce qui nous échappe en le détruisant, pour le purifier.

Seigneur du feu, Reynald Alaguiry se rapproche des dieux hindous tel Agni, dieu du feu, du foyer et du sacrifice. Il transforme le présent en vestige atemporel.

 

 

 

[1]Cf. Le signe incarné : ombres et reflets dans l'art contemporain, Editions Hazan, février 2001.

[2] Certains logeaient dans des paillottes et d'autres, dans des camps fait de moellons, de chaux et de sucre.

[3] Bernd et Hilla Becher, photographes allemands du XXème siècle, sont connus pour leurs photographies d'installations industrielles, qu'ils recensent et transforment par leurs clichés, en monuments. Les Becher respectent un protocole minutieux : lumière neutre du grand matin, cadrage frontal et serré, ciel dégagé, absence de personnages… 

[4]Né en 1943, le plasticien italien Claudio Parmiggiani  a travaillé sur la problématique de la mémoire et sa capacité à s'incarner dans les lieux vides de toute présence humaine. Cf  Les installations Delocazione et leurs murs couverts de grisaille et de traces.

[5]Christian Jaccard est un plasticien de nationalité suisse et française, né en 1939. Artiste du  feu et du processus de combustion, il a mené des recherches sur les traces et  les empreintes dues, entre autres, à la combustion et la calcination.

[6]Encens, 2011.

[7]L'Asile, 2000.

[8]Lumière, 2011.

[9]Hommage, La lumière, Purification, 2007.

Aude-Emmanuelle Hoareau

Docteur en Philosophie

Deux soleils cendrés, mille reflets

           

          

            C’est parce qu’il manquait quelque chose que cela avait un sens, que cela avait commencé et qu’il fallait que cela continue.

*

Peut-être est-ce une histoire comme toutes les histoires : une histoire d’amour, à la vie à la mort, du cachot à la lumière et de la lumière à l’élévation – et vice versa. Sans doute aussi, et simultanément, c’est l’infime trou noir de la mélancolie, qui engloutit toute lueur. À l’horizon des événements, cependant, une mince fissure, une frange délicate laisse s’agiter les photons dans un bouillonnement fragile et incertain : fiat lux, et dans ce magma diffus nous vivons.

(On pourrait aussi rêver, comme le fit un physicien à tout le moins poète, que le trou noir est lui-même l’appareil photo et qu’il retranscrit des images de nos vies à destination d’un autre monde, d’une inconnue singularité. Alors, tout logiquement, le focus ne peut se faire que là où la gravité est la plus puissante, la plus impressionnante.)

*

             Les images, nous le savons, sont des démons, des doubles, des âmes et des éthers capturés qui circulent librement dans le monde des êtres et des symboles, et cela selon des règles et des modes de vie intrinsèques que les sciences de l’art et de la cognition peinent à comprendre. Elles ont envers nous des comportements instables, ici elles nous tendent la main, là elles nous font un croche-pied. Mais même si leurs mœurs sont louches et que l’on ne peut pas toujours s’y fier, il nous reste à les braver ou à jouer avec elles dans le carrousel des apparitions.

*

            Le Bâtiment était solide et fonctionnel. Continuellement il résonnait de l’activité de milliers d’hommes et de femmes enfermés là. Mais, avec les années, le Bâtiment commença à s’enfoncer dans le sol, centimètre après centimètre. Au début, c’était imperceptible, la lumière au zénith était toujours la même. Le temps passa et désormais le Bâtiment à l’œil nu s’enterrait. Personne ne comprenait ou n’osait comprendre.

Un jour, trop tard, bien trop tard – les hommes et les femmes avaient été enfouis avec l’édifice –, l’Architecte avoua qu’en construisant le Bâtiment, il avait oublié dans ses calculs de considérer le poids de l’Humanité.

*

Il y avait un ange, il ressemblait à un ange. Il était là depuis longtemps, très longtemps, depuis un temps intermédiaire et printanier où nous étions rêveurs, plus rêveurs que songeurs. Son nom est impossible à dire ici, pourtant nous le connaissons par cœur. Son plumage ne se rapporte pas à son ramage, aussi lui non plus ne dit mot. Là où il erre, il n’a pas davantage oublié son nom, il le répète dans sa tête et sa pensée emplit le vide des lieux d’un écho silencieux.

*

            Notre chagrin convoque les fantômes et ce sont eux qui nous montrent l’effroi dans une poignée de charbon.

*

La douleur est à l’échelle sur un échiquier sans case : la fleur et l’épice s’y disputent l’indifférence des vestiges.

*

            La Mort n’existe pas, il n’y a que des morts. Nous mourrons de vie et les survivants vivent de mort. Telle est l’antique Ritournelle.

*

            Le Photographe, à la fin, discute avec l’Univers. Il demande :

- Pourquoi n’éprouves-tu envers moi aucun sentiment d’obligation ?

Et l’Univers de répondre :

- N’as-tu pas compris à quel point je suis « toi-même » ?

Cédric Mong-hy

Docteur ès lettres

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